UN MONDE DE BRIBES
Six heures.
Un café, un café, un crème et un croissant, un café, un serré, un café allongé.
Bon ça suffit, heureusement je les connais tous et leurs habitudes sinon je serais plus que perdu. La machine débite imperturbablement, sans sourciller à condition de l’alimenter convenablement. Maryse est là pour ça, je me demande toujours comment elle résiste, elle a deux gamins à vivre et de ce qu’elle m’a dit se venge de ces hommes mécaniques. Elle prends plaisir à cette machine qui n’éjacule rien d’autre que des petits cafés. A cette heure il n’y a que des pauvres mecs s’offrant un instant de convivialité fugitive. Chacun a sa vie que je n’ose imaginer. Ce n’est pas l’envie qui me manque mais la peur de me reconnaître.
Dix heures.
L’apparition des couples, rien ne les remplace pour s’évader dans les plaisirs de l’imaginaire plausible. Quelques femmes séduisantes ont sans doutes éveillé mon attention, leurs attentes, leurs frustrations, ou leurs silhouettes entrantes ou sortantes. Pourtant je préfère les couples. Il me semble deviner par leurs attitudes ce qu’ils se disent et se cachent. J’ai parfois la confirmation de mes intuitions. Rumeurs, indiscrétions ou miracle d’une confidence.
Ces deux là ont un problème, il a beau lui tenir la main, sa façon de parler est explicite. Il supplie une indulgence qu’elle ne semble pas prête à lui accorder. Je suis presque soulagé qu’elle lui retire sa main J’attends l’orage mais ce n’est qu’une fuite. Il n’essaie pas de la retenir, juste un instant d’indécision et son regard redevient prédateur. Ce mec ne me plait pas.
Ah, voilà le « philosophe », un surnom juste pour moi, un petit vieux alcoolique pour les autres, il est à l’heure. Il sait que je l’ai vu et s’installe simplement au bout du comptoir. Je lui sers sa bière et attends gentiment sa phrase du jour, ou plutôt du demi.
-Le meilleur choix n’est pas un choix, c’est une nécessité-
Comme s’il me révélait un secret en souriant. Au début il m’avait impressionné au point de penser à tout noter et puis le temps passe. Ce dont je suis presque sûr c’est qu’il ne se répète jamais. Et tenter de lui parler c’est en récupérer une de plus, j’ai déjà essayé.
Maryse commence à souffler un peu. Les bibines et les alcools forts c’est pour moi, de toutes manières elle rechignerait, trop de mauvais souvenirs. Une superbe créature se faufile entre les portes laissées battantes par un client aveugle, ou obnubilé par une idée dont je ne saurais jamais rien. Un black au sourire lumineux l’aide à franchir l’obstacle. Sont-ils ensemble ? Mon imaginaire est foudroyé par leur baiser goulu juste avant de s’asseoir. La salope !
Je ne fais plus le service de salle, c’est trop crevant. Bien sur ça rapporte plus mais c’est un choix. Du coup je lui apporte son deuxième demi. Trop de monde pour lui, il va le boire rapidos et se casser.
-Tout l’univers pour nous, quelle blague de potache-
Il ne reviendra qu’après trois heures, c’est comme ça. Il a peut être une petite femme qui lui prépare à manger imperturbablement. Je n’en sais rien. Mon patron me reproche souvent de ne pas trop causer avec les clients. Mais je les écoute et c’est ce dont ils ont besoin, moi aussi, et sans doutes pour les mêmes raisons. Salope, je persiste et signe, avec un noir c’est forcement une salope. Je me sens con, non pas simplement raciste, simplement con et ça m’énerve.
Tiens voilà l’autre déglingué, lui il bouffe au bar et il cherche des initiés, je ne me souviens plus quels étaient ses critères de sélections mais de temps en temps il repart avec un mec , mais souvent des femmes, en une discussion passionnée. Il me fait penser à un genre d’homme sandwich avec inscrit en gros « j’ai envie de baiser ». Statistiquement il y a des chances qu’après deux milles baffes il puisse tirer un coup. Sauf qu’il à oublié de dire que ce qu’il voulait c’était d’être aimé. Pour le moment il est encore calme.
Normalement quand on mange il y a comme une espèce de trêve, sauf pour quelques militaires pervers. Pour moi c’est tranquille, quelques apéros en retard , et j’observe. La salope est toujours avec son nègre et tout baigne pour eux.. Ma vieille grande tante évoquait avec une sorte de nostalgie, cinq pièce de cinq francs anciens sur la bite, une longueur qui la faisait encore rêver. Et elle rigolait de son passé perdu, sans animosité, sans racisme, enfin si un peu et pas à notre avantage. A mes yeux de pré adolescent ce n’était qu’un monstre adipeux et j’étais incapable d’apprécier son discours sans fioritures.
Ce qui est sympa dans un boulot comme le mien c’est qu’une fois intégrés les gestes élémentaires on est libre de penser
Un mec s’agite, simple langage des gestes que nous avons un peu oublié, encore un black, qui cherche à convaincre un blanc un peu coincé. Je me rapproche discrètement , pas pour le black qui a immédiatement perçu l’augmentation de son auditoire. Il explique que le Cameroun, dont il est originaire je suppose, ne peut pas retenir ses élites comme le font croire certains discours électoraux. Une administration , du plus haut au plus bas, dont le credo est « je fais ce que je veux, quand je veux » qui bloque toutes tentatives de sortir le pays de sa torpeur. « j’ai oublie de signer pour la paye des ouvrier, je signerais demain, aujourd’hui je ne suis pas en forme ». On ne peut pas comprendre, ils ne sont pas idiots, ils ont une autre perception de la réalité. Et si un médecin s’installe la bas il ne pourra rien faire, il manquera toujours une signature pour un matériel indispensable. « je t’emmène une semaine dans deux villes, seulement deux, et tu comprendras ».
Ne pouvant continuer cette écoute légale et consentie, faire semblant de laver les verres n’est pas un alibi suffisant, la tireuse si. C’est vrai que, hormis quelques incursions à la cave, c’est assez magique et pour le client plus encore, comme de l’eau mais de la bière. J’en connais qui changeraient bien leurs robinets si c’était possible. Le couple bicolore à disparu et le déglingué aussi. Le camerounais m’a distrait un peu trop longtemps, mais c’était intéressant, et puis c’est ma perception de la réalité, un univers de bribes.
Le début des courses à Vincennes. Il y a comme un bruit de fond un peu trop sonore qui enfle au départ de chaque course. Les joueurs sont une race à part. La télé est devenue une pythie distribuant les joies éphémères et les déceptions douloureuses. Je ne sais pas si le patron à eu raison car il ne consomment pas tant que ça, et quel bordel par moments. Revoilà le « philosophe », il se trouve difficilement une place le plus loin possible des agités.
-Le hasard n’est qu’une interprétation de la complexité-
Pour moi c’est le signe de la fin de la journée, pas besoin de pendule.
Commentaires
et précision : je m'y suis bien mieux sentie à l'aise que dans le précédent billet :))